A regarder la manière dont est organisé l’enseignement supérieur en Europe, la Belgique apparaît de plus en plus comme un îlot esseulé. La France connaît un système dual dans lequel l’accès à des facultés de qualité variable est relativement libre pour tout détenteur du baccalauréat mais où l’accès aux meilleures écoles se fait par voie de concours très contraignants. L’Angleterre connaît également une dualisation de l’accès aux études supérieures via un système d’éducation secondaire hyper – élitiste. En Espagne, l’accès à l’université se fait via un examen d’entrée national – les bonnes universités n’étant accessibles qu’aux plus méritants. On pourrait continuer comme ça longtemps.
En Belgique, l’enseignement supérieur est libre d’accès et ce depuis des années. C’est-à-dire que tout titulaire d’un Certificat d’Enseignement secondaire supérieur à accès aux facultés de son choix sans restriction formelle (à l’exception des études d’ingénieur et des études où s’appliquent un numerus clausus). Cette liberté d’accès se justifie et se défend pour au moins trois raisons fondamentales. La première est une question de justice sociale. Toute personne capable de suivre des études supérieures doit y avoir accès, sans préjudice de son origine sociale ou culturelle. La seconde est d’ordre économique. Une société a besoin de personnes formées pour fonctionner et limiter l’accès à l’entrée des études revient à limiter l’accès aux positions par la suite. Enfin, le libre accès à un enseignement de qualité est un gage de démocratie, une société démocratique reposant entre autre sur des citoyens aptes à comprendre sa complexité et sur la participation de personnes informées. De plus, un système ouvert à l’avantage d’éviter les pressions qui reposent sur les étudiants évoluant dans des systèmes compétitifs.
Pourquoi en parler aujourd’hui ? Parce que l’on s’aperçoit, depuis quelques années déjà, que le libre accès est mis à mal au sein de notre Communauté française, qu’une tendance croissante à la remise en cause du principe même de la liberté d’accès est en train de s’insérer dans les esprits de nos responsables politiques, de nos responsables d’université et parfois même dans les esprits de certains étudiants. Les déclarations récentes du Ministre Hazette de l’enseignement secondaire en faveur de la mise en place d’un brevet d’aptitude communautaire (BAC)* pour l’accès aux études supérieures abonde en ce sens. La vision que l’on a de l’université et la représentation que l’on se fait de son rôle change, évolue dans un sens défavorable au maintien d’une université ouverte à tous, évolue vers une sélectivité accrue à l’entrée et à la sortie des études.
Cela ne se manifeste pas par de grandes déclarations de principe. Il n’y a pas de remise en cause générale déclarée du libre accès. Au contraire, cela se fait de manière plutôt discrète, par des mesures confinées dans des facultés particulières en réponse à des problèmes décrétés comme étant particuliers. Il faut limiter le nombre d’étudiants en médecine, en dentisterie et en kiné car ces professions saturent de praticiens. Il faut réduire le nombre d’étudiants en vétérinaire car il n’est plus possible à l’heure actuelle et dans les conditions actuelles de leur fournir un enseignement de qualité. On parle de créer une année d’étude supplémentaire assortie de sélection pour accéder à la profession d’avocat, de contingenter l’accès aux spécialisations en médecine ou à certaines spécialisations dans d’autres facultés, comme la psychologie clinique pour la faculté de psychologie. Le processus est diffus et s’élargit d’années en années.
Ce processus profite de l’esprit de clocher qui anime encore nos facultés et empêche d’avoir une vision qui transcende justement les cloisonnements disciplinaires. Pourquoi de tels changements ? Quels évènements ou évolutions mènent à penser que la sélection est une chose nécessaire ? Quels en sont les facteurs ? L’objectif de ce numéro de la Savate, consacré à la liberté d’accès, est de fournir des bases pour saisir toute l’importance du débat de l’accès aux études, d’introduire une série de problématiques pour mieux comprendre ce qui se passe dans certaines facultés, d’interpeller la communauté étudiante et de la mobiliser sur le sujet.
Quels sont les facteurs qui expliquent une telle évolution ? On peut pointer, dans les discours en faveur de la sélection, une série de postulats que l’on peut classer dans différents ordres. Tout d’abord des postulats d’ordre empiriques et pragmatiques :
. La sélection est nécessaire car certaines facultés sont engorgées d’étudiants et parce que certains débouchés professionnels sont déjà saturés. Le dernier argument est invoqué pour justifier le Numerus Clausus en médecine, dentisterie et kiné.
. Les candidatures connaissent un taux d’échec effroyable (de l’ordre de 50 à 60%), aggravé par la présence sur les bancs de l’université de personnes qui n’ont rien à y faire, ce qui justifie que l’on fasse un écrémage d’entrée. Sans compter que cela représente un coût énorme à la collectivité. massification de l’université elle-même représente un coût que la collectivité n’est plus à même de supporter (Cfr contraintes de financement) et entraîne une perte de qualité importante de l’enseignement dispensé (on n’enseigne pas de la même manière à 150 élèves qu’à 500).
Ensuite vient généralement un argument d’ordre principal : Tout le monde ne doit pas aller à l’université. Une société n’a besoin, pour fonctionner, que d’un pourcentage restreint d’universitaires et par ailleurs, les discours qui consistent à vouloir mettre tout le monde sur les bancs de l’université sont démagogiques et pervers, puisque, non content d’être irréalistes, ils font la promotion d’un mode de formation particulier au détriment des autres voies de formation ayant déjà bien besoin d’être revalorisées (hautes écoles, enseignement technique et professionnel…).
Quel crédit accorder à ces affirmations ? Il importe de réfléchir à partir des principes généraux que l’on a évoqués plus haut (liberté d’accès, démocratisation de l’enseignement) et de les confronter aux différentes situations dans lesquelles ceux-ci se retrouvent mis à mal ainsi qu’aux différents arguments évoqués pour justifier le non-respect de ces principes. Il s’agit également de s’interroger sur la validité intrinsèque de ces mêmes arguments :
Du point de vue de la qualité : université de masse et qualité de l’enseignement ne sont pas incompatibles. La Belgique a su maintenir jusqu’ici, avec un système de libre accès, un niveau général moyen de ses études plutôt élevé par rapport au reste de l’Europe et ce sans disparités importantes en son sein (dans le sens où, si une formation peut varier d’une institution à l’autre en terme de contenu ou d’orientation, le niveau reste en général équivalent et ne pose en tout cas, à type de formation équivalent, aucun problème de reconnaissance des diplômes).
De l’illusion de vouloir mettre tout le monde sur les bancs de l’université : Il n’en a jamais été question. C’est effectivement irréalisable et, par ailleurs, tout à fait non-souhaitable. Ce n’est pas là le souci du libre accès, celui-ci étant que toute personne ayant la capacité d’aller à l’université puisse le faire sans préjudice de son origine sociale et culturelle, sans que l’argent ou que le fait de ne pas avoir pu avoir accès aux bonnes écoles secondaires (elles existent) ne soient des obstacles pour accéder à l’université. Qui ne connaît pas des étudiants issus de l’enseignement technique ou professionnel et qui réussisse pourtant leurs études ? Et si on ne leur avait pas laissé la possibilité dès le départ de tenter leur chance ? Plus simplement, qui ne connaît pas des étudiants au parcours d’abord difficile mais qui sont devenus brillants par la suite ? Bien sûr, une sélection s’opère sur les bancs de l’université. Mais au moins chacun a-t-il pu tenter sa chance (encore que face à l’échec, tous ne sont pas égaux au départ). Par ailleurs, un examen d’entrée entérine le fait qu’un système (fermé) et meilleur que les autres (ouverts), ce qui va à l’encontre de l’objectif de revalorisation des autres types de formation.
Du point de vue du coût : à l’heure actuelle (mais plus pour très longtemps, merci Saint-Polycarpe**), les universités sont subsidiées au pro rata du nombre d’étudiants inscrits. Effectivement, cela représente un coût pour la collectivité et il y aurait moyen de “rationaliser” les dépenses et les allocations budgétaires de l’université.
Du point de vue de la réduction de l’échec : réduire l’échec par poser des barrières formelles à l’entrée de l’université revient à remplacer un système de sélection par un autre, par lequel l’université se décharge de ses responsabilités sur l’enseignement secondaire, chargé de faire le tri.
De la saturation de certains débouchés professionnels : question délicate et plutôt opaque, qui ne peut être posée sans se demander qui détermine le nombre adéquat de professionnels requis pour un secteur donné et selon quels critères. Que ce soit en médecine, en dentisterie ou en vétérinaire, les avis divergeant parfois du tout au tout, les différents acteurs intervenant sur base d’intérêts divers (est-il trop audacieux de soupçonner qu’un corps professionnel, par exemple, cherche à limiter l’accès à son domaine d’activité ?).
Nous pourrions continuer comme cela longtemps. Nous préférons aborder les différents thèmes séparément et de manière un peu plus détaillée dans les pages qui suivent. Qu’il s’agisse des médecins, des juristes, des kinés, des dentistes, des ingénieurs ou des vétérinaires, il importe de garder à l’
esprit que la liberté d’accès concerne chaque étudiant, présent et à venir, et que le processus de délitement de cette liberté dépasse le cadre des facultés dans lesquelles ces mesures prennent place. Devenir universitaire, acquérir un sens critique et une capacité de formation autonome est quelque chose qui se construit davantage que n’est tributaire de « prédisposition naturelle » dont certains d’entre nous seulement bénéficieraient.
Tout ne pourra pas, pour des raisons de place mais également d’actualité***, être abordé dans ce numéro. Aussi l’AGL s’efforcera d’assurer un suivi du dossier dans les prochains numéros de la Savate et reste disponible pour toute personne souhaitant s’informer sur la problématique du libre accès.
*à ne pas confondre avec le baccalauréat français.
** Cf. la Savate n°272 consacrée au refinancement, téléchargeable sur le site de l’AGL http://www.agl.ucl.ac.be.
*** Cf. article paru dans le Soir du jeudi 7 novembre 2002 sur l’abandon par la Ministre Dupuis du Numerus Clausus.