Les marchands sont-ils en train de s’approprier l’école ? L’enseignement, dont les dépenses mondiales représentent plus de 2000 milliards de dollars annuels, est-il le "marché du siècle" ? Les processus d’harmonisation de l’enseignement supérieur actuellement en cours vont-ils réaliser la libéralisation du secteur ? Les points d’interrogations se bousculent.
Les processus d’harmonisation européenne de l’enseignement supérieur (ce qu’on a désigné par le terme "Bologne") s’insèrent partiellement dans le contexte politique et idéologique d’une marchandisation des fonctions collectives. Un espace en voie de marchandisation aura tendance à utiliser les méthodes, le vocabulaire et les objectifs, comme si le monde culturel ou éducatif pensait, parlait, souffre et espère principalement en fonction d’"indicateurs de performance", de "flexibilisation des situations personnelles", de "modernisation des structures opérationnelles". Le risque est donc de voir cet espace se laisser vampiriser par des impératifs qui, au départ, lui sont extérieurs.
Pour autant, cela ne signifie pas que la marchandisation soit incompatible avec un maintien, voire un renforcement, du caractère public de l’enseignement. Tout au contraire: aux Etats-Unis, l’enseignement secondaire est fortement financé par les autorités publiques de certains états. Toutefois, l’enseignement y est structuré par des modes de gestion et d’organisation des institutions qui y introduisent de fait, de fortes orientations marchandes. Les institutions sont publiques, mais la lutte pour le financement entraîne les écoles secondaires dans un processus de compétition acharnée afin de recruter un maximum d’étudiants. Le système renforce ainsi les écoles qui parviennent à s’intégrer au mieux dans la logique marchande, tout en pénalisant les écoles "mal loties" ou prônant d’autres logiques et modes d’organisation… La perméabilité des systèmes scolaires à la rhétorique instrumentaliste n’est donc pas fonction du degré de privatisation du secteur. Bien que la tentation de privatiser l’enseignement doive être sans cesse affrontée, le maintien et le renforcement du caractère public de l’enseignement ne constituent pas en soi une garantie contre la propagation et l’élargissement des logiques néo-libérales sur lesquelles s’appuie actuellement la globalisation économique, avec les dangers et les injustices qui les accompagnent.
Complexe, comme nous avons pu le constater lors du Forum Social Belge, la problématique générale de la marchandisation de l’enseignement suscite un intérêt croissant de la part de l’opinion publique. Il semble, cependant, qu’elle ne donne pas moins lieu chez certains à une véritable illusion prospective, qui voudrait faire de la marchandisation une menace future, face à laquelle le secteur encore "protégé" de l’enseignement doit se prémunir: certains acteurs semblent négliger le fait que la marchandisation de l’enseignement – et des services publics en général - n’est pas seulement un danger futur, mais aussi – et de manière importante - un processus déjà en cours. En effet, les processus de marchandisation agissent déjà dans des secteurs liés aux sciences exactes et aux sciences médicales, où les dynamiques de "partenariat" entre l’enseignement supérieur et des entreprises privées ne constituent pas seulement un complément de la recherche, mais aussi un facteur déterminant pour la survie même des projets entamés. Les sciences humaines ne sont pas moins épargnées, même si le phénomène est moins aisé à décoder. Celles-ci risquent en effet de se trouver progressivement instrumentalisées. Des thèmes tels que "l’employabilité" s’y sont installés de manière durable et sont largement présents dans les mentalités des professeurs et des étudiants. Entre autres exemples, le processus se manifeste lorsqu’on interroge les critères invoqués par les étudiants au moment de choisir une orientation : les critères relevant des débauchés futurs l'emportent très majoritairement, au détriment des autres finalités prônées, tels que la formation générale, l'ouverture au monde, la formation à la citoyenneté, etc... L'illusion est double. D'une part, elle aveugle sur la réalité du processus de marchandisation. De l’autre, elle fait croire que ce processus est systématiquement diffusé "d’en haut", par les décideurs ou par des contraintes systémiques.
De fait, les étudiants et les enseignants participent à part entière aux dynamiques de marchandisation lorsqu’ils se conforment aux critères imposés par le sous-système économique, en se pliant par exemple aux pratiques pédagogiques sur lesquels celui-ci s'appuie. Il semble notamment que le modèle classique professeur/locuteur, étudiants/auditeur se laisse progressivement intégrer dans une perspective dans laquelle les institutions de l’enseignement supérieur sont appréhendées comme étant des "fournisseurs de services", et l’étudiant comme un "client" consommant ces services, sans avoir prise ni sur la forme, ni sur le contenu de l’apprentissage...
Ces quelques éléments d'analyse mettent en lumière qu'il s’agit vraisemblablement moins de conjurer le spectre d’une marchandisation future, vis-à-vis de laquelle les étudiants et les enseignants seraient des victimes, que de mettre en place, au présent, des modes de résistance face aux processus diffus et complexes d'une marchandisation bel et bien en cours.